VASSIGH
Chidan
N°
étudiant : 15603939
Philosophie
Paris 8 en L3
Travail
pour validation du cours : Mémoire
et Démocratie
Pr. Patrice Vermeren
20 décembre 2015
Usures du monde,
«Démocratie à venir»
et « nouvelle Internationale »
Du
chapitre 3 de Spectres de Marx - Jacques Derrida
En 1993, Derrida décrit l’État d’un monde qui va mal, usé et
hors de ses gonds. Il trace le tableau noir(*) d’un ordre
international injuste qui, 22 ans après la parution de son livre, Spectres
de Marx (1), reste toujours étonnement actuel.
Spectres de Marx est
devenu célèbre par le fait qu’un grand nombre de notions et concepts politiques
sont revisités et soumis à la critique radicale par son auteur dans une démarche
philosophique déconstructive. Citons comme exemples : la démocratie,
l’État-nation, la souveraineté , la violence, les Droits de l’homme, le
marxisme, la justice, le droit (international), l’héritage, le travail de deuil etc.
Ce livre a marqué les esprits aussi par le fait qu’à une époque où Marx, le
marxisme et la pensée radicale (révolutionnaire) sont cloués au pilori, un
philosophe de renom, qui ne s’est jamais nommé explicitement marxiste, ose prendre
la défense d’un certain esprit de Marx, du marxisme et de son héritage en faisant
le procès de la démocratie libérale, de l’ordre mondial capitaliste et en
appelant à une « démocratie à venir » ou « nouvelle Internationale »
émancipatrice.
Le chapitre 3 de cet ouvrage, intitulé Usures (tableau
d’un monde sans âge)(2), faisant l’objet de notre commentaire ici, pourrait
être considéré comme un des grands textes « engagés » de la
philosophie politique contemporaine en général et de Derrida en particulier et parmi
les plus cités ou traduits en diverses langues. Je sais qu’il l’est en fârsî
(persan) et publié en Iran juste après sa parution malgré la censure de la
République islamique alors que le livre entier ne l’est toujours pas.
Ce chapitre décrit les 10 usures de notre monde tel qu’il se
présente aux yeux de l’auteur vers la fin du siècle dernier. À travers eux et sur la base de la crise des
démocraties réellement existantes, Derrida fait la promesse d’une nouvelle
Internationale, « la démocratie à venir », nourrie d’un certain
héritage de Marx, d’un certain esprit de marxisme ou de l’un de ses spectres.
Les dix plaies du nouvel ordre mondial en 1993 nous
frappent tout particulièrement aujourd’hui, en cette fin de l’année 2015, par
leur présence aggravée : le chômage de masse ; l’exclusion et la
migration ; les rivalités économiques entre les États ; la
contradiction entre le marché libre mondial et la défense des acquis sociaux;
l’aggravation de la dette ; le commerce des armes ; la « dissémination »
de l’armement atomique ; les guerres interethniques ; le pouvoir
croissant des État-fantômes et de la mafia de la drogue et enfin, le droit
international impuissant et limité, à la fois par sa conception historique que par
le fait qu’il est dominé par des États-nations.
Nous allons, en un premier temps, ponctuer quelques unes de
ces usures.
La première place, en haut du tableau noir tracé par Derrida,
est occupée par le chômage du nouveau marché, de nouvelles technologies et de
la nouvelle compétitivité. Une dérégulation régulière et « socialisée »
qui infirme touts les prévisions à la baisse, avec son lot de souffrances et de
la nouvelle pauvreté et qui appelle une autre politique et un autre
concept de travail, du non-travail, de l’activité et de l’emploi.
La deuxième plaie, non moins importante, c’est l’exclusion
massive des citoyens sans abri de toute participation à la vie démocratique des
États, l’expulsion ou la déportation de tant d’exilés, d’apatrides et
d’immigrés hors d’un territoire. C’est ce que nous appelons
aujourd’hui les migrants des guerres et de la pauvreté dans le monde (de la
Syrie, l’Irak et l’Afghanistan... à l’Afrique etc.). D’où la mise en question des
frontières, de l’identité nationale ou civile.
L’autre fléau, de nos jours au devant de la scène européenne
à travers la crise des finances en Grèce, Espagne, France etc., c’est l’aggravation
de la dette extérieure et d’autres mécanismes qui affament ou acculent au
désespoir une grande part de l’humanité. Ils tendent ainsi à l’exclure
simultanément du marché que cette logique chercherait pourtant à étendre.
C’est exactement la situation où on se trouve actuellement avec ce qu’on a désigné
récemment en été 2015 et vingt deux ans après Spectres de Marx par
le « Grec exit ».
Une autre plaie, ce sont les guerres interethniques qui
se multiplient et sont guidées par un fantasme et un concept archaïques, un
fantasme conceptuel primitif de la communauté, de l’État-nation, de la
souveraineté, des frontières, du sol et du sang. Fantasme qui perdure aujourd’hui,
tant en occident qu’ailleurs, dans la
subjectivité des gens, bien que la réalité de la nouvelle situation la réfute
tous les jours. Mais comment dénier, souligne Derrida, que ce
fantasme conceptuel soit plus périmé que jamais, dans l’ontologie même qu’il
suppose, par la dislocation télé-technique. Par la désarticulation
de l’être-présent à sa situation, à une localité ou le topos du territoire,
du sol, de la ville et du corps en général. C’est de notre réalité mondiale
d’aujourd’hui, celle de « l’homme nomade », des populations entières nomades
et des prolétaires nomades déplacés, dérégionalisés, dépaysés et déterritorialisés
par le capitalisme mondialisé qu’il
s’agit ici. Donc, de ce qui bouleverse et désagrège le sens et le concept de l’État-nation,
la nationalité, la patrie, la souveraineté, le territoire, les frontières,
l’identité, le soi et de son rapport à l’autrui.
Enfin, parmi les dix usures mentionnées par Derrida, nous relevons
la dernière qui se trouve à la base de son appel à une nouvelle Internationale
ou la démocratie à venir. Il
s’agit de l’état présent du droit international et de ses institutions. Celui-ci
est cruellement réduit et borné, comme soutient Derrida, au moins par deux limites
culturelles et historiques : La première et la plus radicale tient au
fait que les normes, la charte et la définition de la mission de
ces institutions internationales dépendent d’une certaine culture historique,
de certains concepts philosophiques européens, et notamment d’un concept de
souveraineté étatique ou nationale dont la clôture généalogique apparaît de
plus en plus et d’une façon pratique et quotidienne. La deuxième en liaison
avec la précédente, c’est que ce droit international et prétendument
universel reste largement dominé, dans sa mise en œuvre, par les États-nations
particuliers. C’est presque toujours la puissance techno-économique et militaire
qui prépare et applique ou « fait la décision ». Mille exemples
le prouveraient largement, selon Derrida : qu’il s’agisse de délibérations
et de résolutions des Nations-unies ou qu’il s ‘agisse de leur mise en
application. Dans tous ces cas, c’est le droit international qui est mis à mal
ou est rendu impuissant ou caduc par l’hégémonie des grandes puissances et
l’inégalité des États devant la loi et surtout et principalement nous dirons par
l’absence de la participation démocratique véritable des peuples aux prises de décision
dans les affaires du monde.
À ce tableau noir des réalités de notre monde vers la
fin du siècle dernier, qu’est-ce qu’on peut ajouter d’autres aujourd’hui ?
À part évidemment la situation catastrophique de l’environnement et du
réchauffement climatique dont il faut chercher les causes dans l’ordre
international décrié par Derrida, il nous semble qu’il faut mentionner deux
phénomènes politiques et sociaux importants qui se sont développés ces
dernières années à grande échelle
et que l’on pourrait qualifier de « faits nouveaux » : l’intégrisme
religieux islamiste dans le monde et le réveil d’un populisme fascisant en
occident.
Du premier, l’intégrisme religieux, Derrida aura l’occasion
de discourir amplement après le « september eleventh » dont il
déconstruit son « concept » en 2004 et dans divers articles et
entretiens qui s’ensuivent sur le terrorisme, le religion, les États voyous etc.
En particulier, dans l’entretien avec Giovanna Borradori (3), il parle de l’étrange
« guerre » de deux théologies politiques étrangement issues de
la même souche ou du sol commun de la révélation abrahamique : d’un
côté une puissance « démocratique » qui maintienne
la peine de mort et la référence biblique fondamentale dans son discours officiel
(malgré la séparation de principe de l’État et de la religion) et de
l’autre côté et en face, un « ennemi » qui s’identifie
lui-même comme islamique intégriste et fondamentaliste... même si tous les
musulmans sont loin de se reconnaître en lui.
Du second phénomène,
c’est-à-dire du populisme raciste et fascisant qui se développe amplement par les
temps qui courent dans les sociétés
occidentales et qui se caractérise principalement par le nationalisme, le refus
de l’autre, l’exclusion, le racisme, la xénophobie etc. Derrida s’explique, peut-être
en n’utilisant pas la même terminologie, dans des ouvrages dont le point
central est l’hospitalité, l’amitié. Il le fait aussi à travers
la déconstruction du concept des démocraties d’aujourd’hui qui, dans leur crise
structurelle de représentativité et de participation ou dans leur fausseté, ont
ouvert, et peuvent ouvrir à notre avis, la voie à tout totalitarisme.
C’est en effet à partir de la critique radicale de ces
démocraties (car il n’y en a pas une mais plusieurs et qui peuvent toutes être
aussi « contre la démocratie », comme dirait Rancière(4)) que
Derrida va faire la promesse d’une « démocratie à venir » qui
à vrai dire, chez lui, est indissociable
de la nouvelle Internationale si n’est pas la même chose.
Car c’est un point fondamental de la thèse Derridienne
dans Spectres de Marx et ailleurs comme dans Voyous etc., que les démocraties
représentatives dans le cadre des États-nations d’aujourd’hui sont enlisées
dans une crise majeure et profonde et que la sortie n’est possible qu’à l’échelle
internationale dans l’avènement d’un autre ordre mondial, d’une nouvelle Internationale,
à l’image de celle du temps de Marx mais certainement différemment et
autrement. C’est dans « la venue » d’une « res publica »
mondiale qu’il faudra penser la démocratie, comme fit Kant en son temps avec
son projet de fédéralisme d’États libres, mais certainement ici aussi
différemment et autrement. Car Derrida ne souscrit aucunement à l’« Idée
régulatrice » kantienne qui ramène l’idée de la démocratie à tout ordre
« possible » donc à tout ordre du pouvoir, de l’ipséité, des normes, de
la règle déterminable qui fasse loi etc., par opposition à l’« im-possible »
c’est-à-dire à tout ce qui est étranger à l’ordre des possibilités donc à tout
ce qui va au-devant de l’imprévisibilité de l’autre, de l’hétéronomie, de la
loi venue de l’autre etc.(5)
Selon Derrida, La démocratie représentative libérale tant glorifiée
aujourd’hui va mal et ne fonctionne pas car elle doit être indissociable de la
justice alors qu’elle ne l’est pas. Que penser aujourd'hui, écrit-il en réfutant
Fukuyama et ses disciples, de l'imperturbable légèreté qui consiste à
chanter le triomphe du capitalisme ou du libéralisme économique et politique,
«l'universalisation de la démocratie libérale occidentale comme point final du
gouvernement humain », la «fin du problème des classes sociales »? Doit-on
rappeler encore que jamais la démocratie libérale de forme parlementaire...
n'aura été dans un tel état de dysfonctionnement dans ce qu'on appelle les
démocraties occidentales ?... Car il faut le crier, au moment où
certains osent néo-évangéliser au nom de l'idéal d'une démocratie libérale
enfin parvenue à elle-même comme à l'idéal de l'histoire humaine : jamais la
violence, l'inégalité, l'exclusion, la famine et donc l'oppression économique
n'ont affecté autant d'êtres humains, dans l'histoire de la terre et de
l'humanité.(6)
En
faisant ressembler l'euphorie du capitalisme démocrate-libéral ou
social-démocrate à la plus aveugle et à la plus délirante des hallucinations,
voire à une hypocrisie de plus en plus criante dans sa rhétorique formelle ou
juridiste des droits de l'homme (7), Derrida souligne quelques traits
caractéristiques de ces démocraties malades et usées.
La démocratie représentative et la vie parlementaire sont
faussées par un grand nombre de mécanismes socio-économiques qui ont
bouleversé l’espace public et la structure de la res publica en ce qui
concerne le rapport entre la délibération et la décision, le fonctionnement du
gouvernement et la participation, non seulement dans son champ d’action, son
temps et sa vitesse mais plus profondément dans le concept même de ce qu’est
l’espace public, la démocratie donc la justice et la république donc
« chose publique ». Ce qui s’est traduit par l’affaiblissement
de la représentativité des élus, la réduction des discussions, des
délibérations et de la participation aux décisions. Les transformations techniques,
scientifiques et économiques en bouleversant la structure de la res publica
et de l’espace public ont mis en crise la démocratie parlementaire et
capitaliste ouvrant la voie à travers l’histoire à trois formes de
totalitarisme qui se sont ensuite alliées, combattues ou combinées de milles
façons (8). C’est à partir de ce dysfonctionnement que Derrida fait
appel à une nouvelle Internationale comme Ereignis (événement).
Cette « nouvelle Internationale », ce n'est pas seulement un
nouveau droit international. C'est plutôt un lien d'affinité, de souffrance
et d'espérance, un lien encore discret, presque secret, comme autour de 1884, mais
de plus en plus visible. C'est un lien
intempestif et sans statut, sans titre et sans nom, à peine public même s'il
n'est pas clandestin, sans contrat, «out of joint», sans
coordination, sans parti, sans patrie, sans communauté nationale
(Internationale avant, à travers et au-delà de toute détermination nationale),
sans co-citoyenneté, sans appartenance commune à une classe.(9)
Cette « nouvelle Internationale » n’est pas religieuse, n'est
pas mythologique ni mystique. Elle n'est pas nationale car elle n’a pas de
nationalité ni de nationalisme. Elle doit être une réélaboration profonde et
critique du concept d’État, d’État-nation, de souveraineté nationale et de
citoyenneté. Elle serait impossible sans la référence vigilante à une
problématique marxiste sur l’État, le pouvoir d’État et l’appareil d’État, sur
les illusions de son autonomie de droit au regard des forces socio-économiques,
sur les formes nouvelles d’un dépérissement ou plutôt d’une réinscription,
d’une re-délimitation de l’État dans un espace qu’il ne domine plus.(10)
Cette « nouvelle
Internationale » s’inspire donc d’un certain esprit du marxisme. Un tel
événement, l’internationale prétendant rompre avec le mythe, la religion et la
« mystique » nationaliste, s’est lié pour la première fois à l’époque
de Marx et avec sa participation effective et par la suite au cours de
l’histoire, avec la social démocratie et puis le soviétisme, à des formes
mondiales d’organisation sociale, à un parti à vocation universelle, à un
mouvement ouvrier, à une confédération étatique, etc. Il proposa un nouveau
concept de l’homme, de la société, de l’économie, de la nation, de l’État et de
sa disparition. Mais pour Derrida, Quoi qu’on pense de cet événement, de
l’échec parfois terrifiant de ce qui fut ainsi engagé, des désastres
techno-économiques et écologiques... que nous le voulions ou non, nous ne
pouvons pas ne pas être les héritiers... c’est pourquoi il distingue plusieurs
esprits de Marx, plusieurs héritages de Marx. Par là, il entend des spectres
intempestifs qu'il ne faut pas chasser mais trier, critiquer, garder près de
soi et laisser revenir. Et Derrida affirme que s'il est un esprit du
marxisme auquel il ne serai jamais prêt à renoncer, ce n'est
pas seulement l'idée critique ou la posture questionnante du marxisme, c'est
plutôt une certaine affirmation émancipatoire et messianique, une
certaine expérience de la promesse qu'on peut tenter de libérer de toute
dogmatique et même de toute détermination métaphysico-religieuse, de
tout messianisme. Et une promesse doit promettre d'être tenue,
c'est-à-dire de ne pas rester « spirituelle » ou «abstraite », mais de produire
des événements, de nouvelles formes d'action, de pratique, d'organisation, etc.
Rompre avec la « forme parti » ou avec telle ou telle forme d'État ou
d'Internationale, cela ne signifie pas renoncer à toute forme d'organisation
pratique ou efficace (11) qu’il faudrait inventer.
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Au terme de notre commentaire, il nous faut souligner ici
que la pensée de la « démocratie à venir » donc de la « nouvelle
Internationale », de Derrida, n’est pas politico-étatique (politique au
sens étatique), n’est pas « programmative » au sens d’une pensée qui
se donne pour tâche de proposer un programme de lutte, de parti,
d’organisation, de classe, de combat parlementaire ou autre pour le pouvoir.
C’est, d’abord, une critique militante et sans fin de
l’ordre existant pour la justice. Pour une justice non calculable et pas
seulement pour un droit calculable. C’est l’appel à une justice infinie
et irréductible au droit qui a toujours un excès par rapport à ce dernier.
C’est pourquoi une telle « démocratie à venir », donc la justice, ne
peut pas être seulement de l’ordre du droit, d’une « régulation »
kantienne. C’est une protestation continue contre tout ce qui au nom de la
« démocratie » libérale d’aujourd’hui s’accommoderait de la
misère effroyable de milliards de gens chez soi et à travers le monde, privés
non seulement d’eau et de pain mais d’égalité ou de liberté et dépossédés des
droits.(12)
C’est ensuite une pensée de l’événement unique,
imprévisible, sans horizon, non maîtrisable (13) et qui se marque dans un
« à venir » non par avance déterminé et organisé par un centre
immanent ou transcendantal quelconque selon un paradigme défini bien qu’il
affirme un certain messianisme sans messie et sans dogme. C’est une
politique d’émancipation de la sortie du système mondialisé qui doit être
inventée et réinventée. Ici, ce n’est pas l’invention qui crée l’événement mais
à l’inverse, c’est l’événement qui crée l’invention.
C’est enfin une extension du démocratique au-delà de la souveraineté
et de l’État et des État-nations, des limites du politico-étatique, donc un
espace juridico-politique international qui ne cesse d’inventer et d’innover de
nouveaux partages, de nouveaux espaces de participation... à l’échelle locale
et mondiale. Bref d’une nouvelle Internationale.
Notes
* Tous
les italiques dans le commentaire sont de Derrida.
1. Spectres de Marx – Jacques Derrida. Ed Galilée, 1993
2. Idem, chapitre 3,
pages 129 – 155.